Les Echos évoquent notre approche entrepreneuriale du financement de l'innovation

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En cette période de taux bas, les grandes fortunes françaises cherchent de nouveaux moyens de faire fructifier leur argent, ou de préserver leur capital.

Leur ennemi, ce n'est pas la finance. Mais la raréfaction du rendement dans un monde de taux bas, alors que le taux sans risque est passé en dix ans de plus de 6 % à environ 2 %. On n'ira pas jusqu'à parler de fins de mois difficiles, mais, pour les grandes fortunes françaises, le temps où il suffisait de se baisser pour ramasser le fruit de son capital semble révolu. « Pour les patrimoines supérieurs à 20 millions d'euros et intégralement taxables à ISF, le montant de l'impôt sur la fortune théorique atteint 250.000 euros par an, soit un taux de 1,24 %. Dans un environnement de taux négatifs, c'est une performance d'arriver à juguler cette érosion naturelle », explique Sophie Breuil, directeur du pôle conseil chez Neuflize OBC, spécialiste de la gestion de fortune en France. « Cet environnement de taux négatifs a presque succédé à la fiscalité corrosive au centre de leurs préoccupations. » Ces particuliers, qui ont souvent fait fortune en vendant leur entreprise ou en la développant, doivent aujourd'hui accepter le risque pour leur patrimoine personnel, celui qu'ils maîtrisaient bien dans leur sphère professionnelle. « Ils sont comme tout le monde. Eux aussi cherchent du rendement et ont donc besoin d'ouvrir leur appétit pour le risque. Ce qui est assez nouveau », constate Xavier Richard, responsable de l'ingénierie patrimoniale chez HSBC. « Nous sommes passés en quelques années d'une rareté des opportunités d'investissement à une rareté des investisseurs, c'est-à-dire de ceux qui prennent des risques », constate Jean-Baptiste Douin, « managing director » de JP Morgan. « Il y a toujours autant d'épargne, mais, à l'instar du commun des épargnants qui prépare sa retraite et ne peut pas prendre de risque, les grandes fortunes semblent également moins disposées à le faire. »

L'hôtellerie, star des investissements

Leur credo : préserver le capital pour mieux le transmettre aux générations futures. L'actif « miracle » a un nom : l'immobilier. Et pas seulement pour se loger ou pour les vacances. « L'immobilier est un actif qui rassure, car il est contracyclique. Les baux permettent de passer les crises financières tout en ayant des revenus », explique Sophie Breuil. L'immobilier occupe donc une place primordiale dans leur patrimoine, au côté des actifs financiers traditionnels (actions, obligations, assurance-vie). Selon les pays, « il représente entre 20 et 25 % du patrimoine des "high net worth individual" [HNWI], hors résidence principale », explique Claire Roborel de Climens, responsable global des investissements non cotés et alternatifs chez BNP Paribas Wealth Management. L'immobilier résidentiel plaît toujours, mais ils se portent aussi de plus en plus vers l'immobilier commercial : immeubles de bureaux, murs de clinique, hôtels, voire, pour certains, de petits centres commerciaux. BNP Paribas, numéro un en France de la banque privée (90 milliards d'actifs sous gestion), constate ainsi une forte demande de ses clients, à Paris et, depuis quelque temps, en Allemagne, mais « un peu moins à Londres depuis le Brexit. Ils veulent acheter des immeubles bien placés, loués à des entreprises solvables avec le souci d'avoir une partie de leur patrimoine dans des actifs tangibles, faciles à transmettre ». De ce point de vue, la baisse des taux en France est d'ailleurs une aubaine, ces biens immobiliers étant souvent financés par endettement pour profiter d'un rendement potentiellement supérieur au taux d'emprunt.

La star dans ce domaine reste l'hôtellerie, qui offre un avantage en termes d'ISF (le placement est considéré comme outil professionnel et donc est exonéré), et de transmission via le pacte Dutreil. Parmi ces riches propriétaires : Stéphane Courbit, Arthur, Xavier Niel, Patrick Pariente (ex-Naf Naf), Arthus Bertrand, les frères Costes, la famille Bazin (dont le patron d'AccorHotels), pour ne citer qu'eux. « L'avantage, c'est que ce sont des produits simples à comprendre, que l'on peut gérer "à distance". Il suffit d'avoir un bon gérant », explique Xavier Richard. La plupart ne se contentent pas de changer la literie ou le nom de l'hôtel. « Ils investissent dans des hôtels de qualité, du 4 étoiles, avec l'objectif de les transformer en 5 étoiles. Pour un hôtel de 60 chambres bien placé à Paris, la mise peut atteindre 40 millions d'euros (sans compter les travaux d'embellissement) ! D'autres investisseurs, moins fortunés, se regroupent pour créer un ensemble de 3 à 4 hôtels en travaillant le passage de catégorie de 2 à 3 étoiles, le plus souvent en périphérie parisienne. » Ils privilégient surtout Paris, les Alpes et le sud de la France. Certains ont même investi dans des campings ! « Dans ce cas, ils achètent plutôt du foncier, car certains campings sont souvent très bien situés, en bord de mer, etc. Et si, à un moment, vous parvenez à les transformer en autre chose, vous pouvez faire une belle plus-value », reconnaît Pierre de Pellegars chez BNP Paribas Banque Privée. Si le placement a eu le vent en poupe ces dernières années, les attentats de Paris et Nice ont un peu diminué l'intérêt des grandes fortunes, d'autant que « le marché est un peu saturé », reconnaît Claire Roborel de Climens. « Il y a eu un effet de mode, mais il y a quand même un rationnel économique avec, à Paris, un taux d'occupation élevé, même s'il a baissé après les attentats. La France reste un pays touristique très prisé. Presque 80 % des hôtels sont détenus par des indépendants. Ils ont vocation à un moment à être revendus, notamment pour répondre à une clientèle plus internationale », ajoute Sophie Breuil.

Mais l'immobilier n'apporte pas forcément le rendement espéré. Les grandes fortunes françaises se tournent pour cela de plus en plus vers le « private equity », l'investissement dans des entreprises non cotées. Une façon aussi de rester actif dans l'économie. Entrepreneur un jour, entrepreneur toujours. « Ce sont souvent d'anciens chefs d'entreprise qui ont vendu et donc qui croient beaucoup à l'actif entrepreneurial pour pérenniser leur patrimoine », estime Sophie Breuil. Xavier Richard abonde : « Il y a un réel appétit, d'autant que réinvestir une partie de sa fortune dans l'économie réelle est socialement bien perçu. » JP Morgan constate aussi, parmi ses clients fortunés, cet attrait. « Ils ont envie d'investir sur le non-coté dans des secteurs connexes à ceux qu'ils connaissent bien. Ils veulent remettre leur capital au travail dans des participations. » Dans « Xavier Niel : la voie du pirate », Solveig Godeluck et Emmanuel Paquette montrent bien l'appétit du fondateur de Free pour la nouvelle économie via Kima Ventures, qui « investit dans deux ou trois start-up par semaine dans le monde entier ». Mais il n'est pas le seul. La famille Duval (78e fortune française selon « Challenges »), qui revendique « une approche entrepreneuriale du financement de l'innovation », a dépensé récemment 3 millions d'euros dans des start-up comme Lydia (application de paiement), NightSwapping (troc de nuits entre particuliers) ou SmartAngels (financement de start-up). La famille Decaux, de son côté, a financé Lendix, un site de « crowdfunding ». « S'il y a quelque chose qui caractérise cette clientèle d'entrepreneurs, c'est qu'ils ne sont jamais à la retraite. Ils seront entrepreneurs dans l'âme jusqu'à leur dernier souffle », apprécie Pierre de Pellegars.

Allier plaisir et rentabilité

L'avantage d'avoir beaucoup d'argent, c'est qu'il permet aussi de s'offrir du rêve. Bateaux de luxe, voitures anciennes, montres de légende, vins prestigieux, chevaux... Et, dans le domaine du placement plaisir, l'art reste au premier rang. Il allie plaisir et rentabilité, mais nécessite d'être accompagné par des spécialistes. BNP Paribas déploie ainsi une équipe d'historiens de l'art qui aide les investisseurs dans l'identification d'oeuvre ou dans la constitution de collection. La banque privée vient ainsi d'aider un de ses clients à prêter deux tableaux de Picabia pour une exposition au MoMA à New York. Une manière de faire prendre de la valeur à une oeuvre, mais surtout une fierté que ne peut pas offrir un PEA, même bien rempli... « C'est aussi un marqueur social », rappelle Sophie Breuil, qui estime que la part allouée à l'art dans les patrimoines augmente. Neuflize OBC, qui dispose d'une équipe dédiée au patrimoine artistique, a ainsi créé un espace de stockage dans les sous-sols de la banque.

Les vignobles et les forêts sont aussi très prisés, malgré les contraintes. « C'est un travail à temps plein ou presque, même avec un excellent maître de chai », prévient Xavier Richard. « Il faut mettre les mains dans le raisin. » Le ticket moyen est de 5 à 10 millions d'euros, mais, pour les beaux vignobles, il faut investir au minimum 20 millions d'euros. BNP Paribas a récemment vendu à un investisseur des vignes louées en Champagne sur la base de 1 million d'euros... par hectare. « La plupart de nos transactions sont faites avec des acteurs français », note Claire Boborel de Climens : « C'est dans notre culture, il y a un savoir-faire français. » Le rendement, proche de 4 %, « varie en fonction du mode de commercialisation ». Après, ajoute Pierre de Pellegars, « il y a le plaisir d'avoir sa bouteille, son propre vin pour jouir de ce que l'on a acheté, comme pour un tableau ». Avec les forêts, « on reste dans l'investissement passion, de moyen terme. Derrière, il y a un vrai business avec l'exploitation du bois », explique Claire Boborel de Climens. « C'est un investissement raisonné, de diversification du patrimoine » qui va bien au-delà du plaisir de la chasse ou de la cueillette des champignons. « Les forêts les plus recherchées font plus de 100 hectares, mais il n'y en a pas beaucoup », poursuit cette dernière. La banque vient de vendre récemment deux forêts de 130 et 120 hectares en Bourgogne et en Ile-de-France pour des sommes dépassant 1,2 million d'euros. « C'est un actif très liquide. Quand on a un mandat, il part en moins d'un mois », relate Sophie Breuil

Enfin, les gérants de fortune voient émerger une nouvelle tendance : la philanthropie. Un effet de la crise ? Sans doute plus l'exemple de Bill Gates et de Warren Buffett, engagés dans « The Giving Pledge » en 2010, et l'action de l'Etat qui a assoupli le système des fondations avec la création des fonds de dotation. « Aujourd'hui, sur 10 clients, 9 nous parlent de philanthropie, contre 1 client sur 5 il y a six ou dix ans », explique Pierre de Pellegars. « La transmission ne se limite plus à la famille, Il y a une volonté de transmission de valeurs, du fait qu'ils ont été peut-être un peu plus gâtés que d'autres dans leur vie. » D'autant, constate le banquier, que « les sommes d'argent qui peuvent être gagnées en vendant une entreprise sont très élevées, et parfois très rapidement, et il y a une prise de conscience qu'une partie de cette somme peut servir à améliorer les choses ». BNP Paribas a par exemple créé un département philanthropie qui remet un grand prix chaque année et fait office de réseau social entre donateurs. « C'est un sujet qui mobilise beaucoup, mais dans le même esprit entrepreneurial », reconnaît Sophie Breuil. « Ils veulent donner, redistribuer, mais ils veulent suivre et avoir la maîtrise. Ils prennent le mécénat comme un investissement dans une entreprise. » Mais, c'est aussi, selon elle, « un moyen de fédérer la famille » autour de projets dans l'humanitaire, les maladies rares, l'enfance en détresse, l'éducation ou la biodiversité, parfois en mémoire d'un être cher.

Pierrick Fay, Les Echos

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